L'Enracinement

Philosophe, humaniste, Simone Weil (1909-1943), fut celle qui s'engagea contre la barbarie et pensa la question de l'enracinement comme "peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine".
L'ENRACINEMENT, au titre frappant, est un livre qui a marqué des générations de lecteurs depuis sa publication après la guerre, après la mort de son auteure, en Angleterre, et sous-titré, Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain. Une publication posthume par Albert Camus dans sa collection chez Gallimard intitulée, L'Espoir.
Pourquoi ce livre fascine-t-il ? Pourquoi est-il si important ? Jusqu'à aujourd'hui où la notion d'enracinement se trouve prise dans les débats les plus politiques du moment - certains voulant retrouver dans L'Enracinement de Simone Weil une sorte de philosophie de l'appartenance, opposant les uns aux autres, faisant de l'enracinement dans une culture contre les autres une sorte de principe premier et politique, par opposition aux droits et aux devoirs universels.
"Il faut penser tous les devoirs sur le modèle du devoir de nourrir l'être humain quand il a faim ou de l'héberger quand il a froid"
La particularité de Simone Weil dans sa déclaration des devoirs envers l'être humain, c'est de montrer que la forme, l'origine des devoirs absolus envers l'être humain, en rapport avec le bien, la forme d'accès pour nous à ce désir du bien qui s'impose à nous, c'est la forme de nos besoins terrestres, les besoins de l'âme et du corps. Il faut donc penser tous les devoirs sur le modèle du devoir de nourrir l'être humain quand il a faim ou de l'héberger quand il a froid, de l'empêcher de mourir. Tel est d'abord ce premier Enracinement, à la fois dans la terre et dans le ciel.
Mais ces besoins, selon Simone Weil, sont contradictoires - nous avons besoin de liberté et d'égalité, de liberté et d'ordre - qui vont tous se concilier dans la collectivité humaine. En somme, on ne peut pas séparer l'Enracinement de son Introduction, cet extraordinaire Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain.
L'Enracinement a été rédigé à Londres entre janvier et avril 1943, alors que son auteur était engagée dans la France libre ; le général de Gaulle avait fait demander à Simone Weil un rapport sur les possibilités de redressement de la France, et souhaitait pour la Libération une nouvelle Déclaration des droits de l'Homme.
Non achevé, il a été publié post-mortem par Albert Camus en 1949, qui y vit « à la fois l'exact rapport demandé et l'un des livres les plus lucides, les plus élevés, les plus beaux qu'on ait écrits depuis fort longtemps sur notre civilisation ».
Le livre a également été décrit par Hannah Arendt comme « l'un des ouvrages les plus intelligents et lucides sur son temps ».
L'ouvrage est composé de trois parties : Les besoins de l'âme, Le Déracinement et L'Enracinement.
Contrairement à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 qui établit d'une part des droits et de l'autre des devoirs, Simone Weil établit que la notion de droits est subordonnée à celle d'obligation.
« Un homme qui serait seul dans l'univers n'aurait aucun droit, mais il aurait des obligations ». Pour elle, le droit naît de l'obligation ; dès lors, la loi des hommes doit procéder des devoirs pour faire exister les droits.
Simone Weil situe la préexistence de ces obligations dans l'universalité s'incarnant en chaque être humain. « Il y a hors de cet univers, au-delà de ce que les facultés humaines peuvent saisir, une réalité à laquelle correspond dans le cœur humain l'exigence de bien total qui se trouve en tout homme. De cette réalité découle tout ce qui est bien ici-bas. C'est d'elle que procède toute obligation. ».
Cette obligation engageant chaque homme envers tous les autres, est celle « de satisfaire aux besoins terrestres de l'âme et du corps de chaque être humain autant qu'il est possible ».
Simone Weil établit donc la liste des quatorze besoins de l'âme qui « s'ordonnent par couples de contraires et doivent se combiner en un équilibre » ; à l'instar des besoins vitaux du corps, si ces besoins de l'âme ne sont pas satisfaits, ils conduisent à « un état plus ou moins analogue à la mort ». Là où le corps a besoin de nourriture, de chaleur, de repos, etc., l'âme a ainsi besoin d'ordre mais aussi de liberté, d'obéissance et de responsabilité, d'égalité mais aussi de hiérarchie, d'honneur et de châtiment, de sécurité mais aussi de risque, de propriété privée et de propriété collective, de liberté d'opinion et de vérité. Parmi ces besoins, Simone Weil parle de « l’obéissance consentie », seule légitimité de tout pouvoir politique.
« Les besoins d'un être humain sont sacrés. Leur satisfaction ne peut être subordonnée ni à la raison d’État, ni à aucune considération soit d'argent, soit de nationalité, soit de race, soit de couleur, ni à la valeur morale ou autre attribuée à la personne considérée, ni à aucune condition quelle qu'elle soit. ».
Dans la seconde partie, Simone Weil étudie les failles du monde moderne et la décomposition de la société contemporaine dans ses trois aspects successifs du déracinement ouvrier, du déracinement paysan et du déracinement relatif à la nation.
La troisième partie, intitulée l'Enracinement, étudie les conditions d'une réintégration harmonieuse de l'homme dans la société qui sera issue de la Libération : entre autres, Simone Weil envisage de faire rayonner dans l'enseignement de l'histoire « l'esprit de vérité, de justice et d'amour » et de donner, dans l'éducation et la culture des Français, une part prépondérante « à l'art roman, au chant grégorien, à la poésie liturgique et à l'art, à la poésie, à la prose
de la beauté absolument pure à tous égards ».

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