La liberté ? Pour quoi faire ?

Extraits de "La France contre les robots" de Georges Bernanos.
"... Ils se répétaient entre eux le mot atroce de Lénine : " La Liberté ? Pour quoi faire ? " Et d'autres millions d'hommes à travers le monde les approuvaient et les enviaient, ouvertement ou en secret. 
Jusqu'à quel point l'idée de liberté a-t-elle été ainsi faussée dans les consciences ? 
Car le phénomène que nous venons d'analyser a certainement des causes lointaines. 
Reportons nous aux environs de 1900 : pas un homme sur cent mille n'eût osé prévoir ce phénomène, ou seulement l'imaginer. Il se préparait pourtant. 
Alors que tous les intellectuels du monde célébraient le triomphe final, irrévocable de la Démocratie, le prestige de la liberté se dégradait lentement, à notre insu. L'idée de Démocratie se répandait de plus en plus dans le monde au point d'y régner presque sans conteste sur les esprits, mais l'idée de liberté est-elle nécessairement solidaire de l'idée de Démocratie ? 
La Vérité, c'est que l'idée de Démocratie n'évoquait plus depuis longtemps qu'un idéal égalitaire de réformes sociales destinées à assurer le confort des masses sous la tutelle croissante de l'état. Ces masses avaient beau parler encore, par habitude, de la liberté de penser, leur liberté de penser n'était plus, depuis longtemps, directement menacée, elles n'y attachaient pas beaucoup de prix, le prix qu'elles y eussent attaché, par exemple, au temps de l'Inquisition.
Bien plus ! Elles avaient le culte de la Science, du Progrès. 
Elles avaient pu penser contre l'Église, comment eussent elles osé penser contre la Science, opposer leur volonté au Progrès, expression populaire du Déterminisme universel ?
Nous avons vu naître et se propager dans les masses populaires cette religion de la Science. Elle a paru d'abord n'avoir d'autre ennemi que la superstition. Mais nous ne prévoyions pas qu'en ruinant indistinctement non seulement les superstitions, mais aussi les croyances, elle aboutirait à détruire une croyance essentielle, indispensable, sur laquelle se fonde l'idée de liberté, la foi de l'homme en lui-même.
Tout en exaltant l'Humanité, elle humiliait, elle écrasait un peu plus chaque fois l'homme devant la nature, elle élevait l'Humanité de toute la hauteur d'où elle précipitait l'homme, elle sacrifiait l'homme à l'Humanité, comme le Totalitarisme le sacrifie à l'État, à la Nation.
Le culte de l'Humanité, substitué à cette Religion de l'Homme, dont la plus haute expression est le Christianisme qui nous divinise, je veux dire qui divinise chacun de nous, fait participer chacun de nous à la Divinité, donne à chacun de nous, au plus humble d'entre nous, un prix infini, digne du sang divin, le sacrifice de l'Homme à l'Humanité, de l'Humanité au Progrès, pour aboutir ridiculement au sacrifice du progrès lui-même à la dictature de l'Économique, tel fut le crime auquel restera toujours attaché le mot de la Démocratie, forme bourgeoise de la Révolution.
Le Contrat Social de Rousseau exprime très bien le sentiment, ou du moins le complexe des sentiments exaltés qui a jeté l'Ancien Régime dans la Révolution, non pas comme dans un gouffre où il devait s'engloutir, mais comme à la cime vers laquelle il n'avait cessé de tendre. 
La bourgeoisie a toujours lié son sort à celui de l'État, un peu dans ce même esprit que la Société de Jésus a lié le sien au pouvoir de l'Autorité Pontificale. 
On me reproche parfois de n'être pas démocrate. Je ne suis ni démocrate ni antidémocrate. J'estime seulement que ce mot de démocrate n'offre plus rien de clair ni de satisfaisant pour l'esprit. Tout le monde peut se dire démocrate y compris le Fürher et Mussolini. 
Les démocrates anti-totalitaires sont évidemment très sympathiques. Par malheur, ils refusent de voir la démocratie dans les faits, c'est-à-dire dans son développement réel. Ils refusent de la voir dans l'Histoire.
Si nous avions posé à l'habitant de Sirius, la question suivante : "L'Europe et l'Amérique évoluent-elles vers la Démocratie ?". L'homme de Sirius aurait pu répondre : "Je ne sais pas encore bien exactement ce que vous entendez par démocratie, mais pour m'en tenir à ce que je vois je dirai que le monde évolue rapidement vers les guerres économiques et militaires, aussi inexpiables l'une que l'autre, vers un Nationalisme atroce au nom duquel les gouvernements favoriseront ouvertement la trahison de la Science envers l'homme, l'insurrection de la Machinerie contre l'Humanité."
Je répète que ce qui fausse ou stérilise toute discussion entre hommes de bonne volonté, c'est l'équivoque entre le mot de démocratie et le mot de liberté.
L'égalité prolétarise les peuples, le peuples deviennent des masses, et les masses se donneront toujours des tyrans, car le tyran est précisément l'expression de la masse, sa sublimation. 
On ne fait pas une société avec des masses, et sans société véritable, pas de liberté organisée. 
Si vous voulez être libres, commencez donc par refaire une société, Imbéciles !

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